L'Artifice du totalitaire quotidien

D’abord il y a ce réel banal et, simultanément, la perception de son rendu artificiel. Les scènes de Laura Braillard-Malerba sont filmées avec une intention plastique délibérée, composée, incrustée, ralentie ou surjouée. Pourtant, ce surjeu apparaît bien en être un rejeu. Comme si les situations, leurs narrations, le texte, les messages verbaux avaient été directement tirés du réel ; scrupuleuse prise de note de faits a priori sans déformation. La mise en scène, la narrativité, l’image, le message iconique se posent à l’inverse d’emblée comme artificiels, de l’ordre de la fiction filmique, retranchés dans la sphère autonome de l’œuvre d’art.


Cette schize situation - mise en situation réveille la pression du réel. Pression de la bêtise incommunicable des souvenirs personnels et patrimoniaux des promenades romandes1, pression de la tension exercée par l’économie relationnelle contemporaine sur le couple traditionnel2, pression générationnelle3, pression identitaire4 de la relation de soi à soi5, de ses obligations à soi6. Pressions finalement toutes convenues, parts intégrantes de notre habitus, « au milieu du lac de la gruyère, direction Pont-la-Ville, y a


une île, et ça s’appelle l’île d’Ogoz ; cette île-là est merveilleuse parce qu’il y a là-dessus une petite chapelle… », lieu commun, « il faut absolument de l’huile d’olive extra vierge, pressée à froid, avec un taux d’acidité très bas, ça tu peux voir sur l’étiquette quand tu regardes la bouteille derrière… », lieu commun. Lieux et habitudes que, justement, nous aimerions oublier, ceux-là mêmes qui nous gênent lorsque, seuls dans un transport public, nous les entendons du compartiment d’à côté.


Cette gêne, cet ennui, soit ce qui nous ennuie, ce que nous ne voudrions plus est ici remis en scène, avec une image appauvrie, mais calculée, délibérément étudiée voire appuyée, propre à pointer, à mettre le doigt là où ça dérange. Opération psy destinée à renvoyer le refoulé, mais aussi volonté critique propre à montrer. C’est que ce banal, partout observé, sans être vu, dit ou pensé nous oppresse ; non pas tant parce que nous voudrions le fuir, mais surtout parce qu’invisible, il impose son ordre - et comment fuir l'invisible, avec indicible ordre de s’y conformer : « marie-toi ». Il y a ordre totalitaire impensable, et c’est l’ordre totalitaire de notre quotidien.

C’est ici que l’artifice, telle cette image tirée au kitch, manière garçon de mariage dans une cour de mairie7, ou dolce vita du sud italien8, ou amplification focale de table à manger avec jeu de verre à eau9, prend sens. Amplification narrative aussi, ainsi engloutir, au volant de sa voiture arrêtée, quatre mille-feuilles en se salissant, le temps que le véhicule soit nettoyé par un tunnel de lavage10. Parce que l’artifice fait cliché. Une situation réelle répétée élaborant un type, sa réitération construit un stéréotype, soit un type en miroir, un type à conformation imposée. Le quotidien réitéré, se stéréotypant, est puissance totalitaire. L’artifice amplifiant ce réel, en faisant trop, tel l’acteur tournant son verre sur la table pour en dégager les parfums de l’eau qu’il s’apprête à goûter, désamorce le stéréotype. Il le rejoue une dernière fois, en un cliché comique. Le rire restant la dernière arme.


Citation en guise de post-scriptum :

« Le quotidien échappe. Pourquoi échappe-t-il ? C’est qu’il est sans sujet. Lorsque je vis le quotidien, c’est l’homme quelconque qui le vit, et l’homme quelconque n’est ni à proprement parler moi ni à proprement parler l’autre, il n’est ni l’un ni l’autre, et il est l’un et l’autre dans leur présence interchangeable, leur irréciprocité annulée, sans que, pour autant, il y ait ici un « Je » et un « alter ego » pouvant donner lieu à une reconnaissance dialectique. En même temps, le quotidien n’appartient pas à l’objectif : le vivre comme ce qui pourrait être vécu par une série d’actes techniques séparés (représentés par l’aspirateur, la machine à laver, le réfrigérateur, le poste de radio, la voiture), c’est substituer une somme d’actions parcellaires à cette présence indéfinie, ce mouvement lié (qui n’est pourtant pas un tout) par lequel nous sommes continûment, quoique sur le mode de la discontinuité, en rapport avec l’ensemble indéterminé des possibilités humaines. Bien entendu, le quotidien, puisqu’il ne peut être assumé par un sujet véritable (mettant même en question la notion de sujet), tend sans cesse à s’alourdir de choses. L’homme quelconque se présente comme l’homme moyen pour qui tout s’apprécie en termes de bon sens. Le quotidien est alors le milieu où […]

aliénations, fétichismes, réifications produisent tous leurs effets. Celui qui, travaillant, n’a d’autre vie que le quotidien de la vie, est aussi celui pour qui le quotidien est le plus lourd ; mais s’en plaint-t-il, se plaint-il du poids du quotidien dans l’existence, aussitôt on lui répond : « Le quotidien est le même pour tous » et l’on ajoute […] : « Il n’y a guère d’espoir que cela ne change jamais. »

Il ne faut pas douter de l’essence dangereuse du quotidien, ni de ce malaise qui nous saisit, chaque fois que, par un saut imprévisible, nous nous en écartons et, nous tenant en face de lui, découvrons que rien précisément ne nous fait face : « Comment ? C’est cela ma vie quotidienne ? » Non seulement, il ne faut pas douter, mais il ne faut pas la redouter, il faudrait bien plutôt chercher à ressaisir la secrète capacité destructive qui est là en jeu, la force corrosive de l’anonymat humain, l’usure infinie. […] Le quotidien récuse les valeurs héroïques, mais ce qu’il récuse bien davantage, toutes les valeurs et l’idée même de valeur, ruinant toujours à nouveau la différence entre authenticité et inauthenticité. L’indifférence journalière se situe au niveau où la question de la valeur ne se pose pas : il y a du quotidien (sans sujet, sans objet), et tandis qu’il y en a, le « il » quotidien n’a pas à valoir et, si la valeur prétend cependant intervenir, alors « il » ne vaut « rien » et « rien » ne vaut à son contact. Faire l’expérience de la quotidienneté, c’est se mettre à l’épreuve du nihilisme radical qui est comme son essence et par lequel, dans le vide qui l’anime, elle ne cesse de détenir le principe de sa propre critique. »

Maurice Blanchot, « L’Expérience limite » in L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, pp. 364-365.




Rédigé à l’occasion l’exposition collective : Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres* - Nicolas Berset, Laura Braillard-Malerba, Gilles Furtwängler, Jérôme Leuba, Sébastien Mettraux / Slanted & Enchanted - Gilles Rotzetter ; FriArt, Fribourg, 13.12.2008 - 18.01.2009.

Les index renvoient aux vidéos de Laura Braillard-Malerba suivantes :


1. Jeudi, dimanche et mercredi

2. Mardi

3. 10.02 du matin

4. Lona

5. Le temps d’une musique

6. Tous les jeudis

7. Jeudi, dimanche et mercredi

8. 10.02 du matin

9. Mardi

10. Tous les jeudis


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Vidéos, © Laura Braillard-Malerba 2006-08

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