Autrui, note d'intention

Recherches préliminaires en trois phases : abord | corps | marge


Abord

Autrui me rend étranger au monde, m’exile de moi-même. C’est de ne pas s’avouer – à soi – cette terreur qu’en réaction à l’irruption d’autrui dans notre monde1 se constitue son rejet, son exclusion et notre actuel repli identitaire, national-populiste. C'est l'ignorance de notre néant qui nous abîme, somnambules, dans l'état de servitude volontaire2 d'un monde post-truth3.

Nous avons pourtant, et j’ai avec moi, les acquis des pensées passées, mais tout se passe comme s’ils étaient ancrés dans un autre monde que le nôtre, que nous n’étions pas, que je n’étais plus, de ce monde acquis là. Que l’égotisme phénoménologique ait pu conduire à la réification de l’altérité, à l’aporie du soi et du même4, à l’exclusion, à la négation ; à l’extermination de tout autre ; que de Levinas5 à l’affirmation de l’existentialisme comme humanisme6, une métaphysique de l’autre, visage, regard ou présence ait constitué une éthique7 ; voici qui nous apparaît appartenir à l’histoire, lisible à l’horizon d’un monde dont le fondement n’est plus le nôtre. Génocide, culpabilité, rédemption ne nous parlent plus, ne m’apparaissent plus que comme l’éclairage qui rend visible une philosophie passée. Pire : nous n’apercevons ces pensées qu’au travers cet éclairage, lumière qui n’est plus la nôtre, la mienne. Rien ne semble servir de nous rappeler les horreurs passées, nous ne nous y reconnaissons pas, elles ne constituent plus notre, mon, monde vécu. La « leçon de l’histoire » devient abstraction et nous permet de relativiser tout passé, comme nos pensées et actes présents.

Ce pourquoi il nous faut tout reprendre, refaire, repenser ; et affirmer exil, terreur, néantisation : autrui me poursuit, en un questionnement intuitif, au travers l’art visuel et l’écrit – intertextuel et interimage. Relier et relire : à notre lumière ; prenant en cause notre horizon et nos vécus. Que Raspail republie en 2011 Le Camp des Saints, ajoutant en préface The Big Other8, m’interroge. La double caution que Raspail convoque mobilise ainsi notre conscience individuelle face à une affirmation désormais partagée,


acquise, de notre monde vécu et de notre monde social. Il se saisit ainsi d’un événement exceptionnel (naufrage volontaire du vraquier East Sea, le 17 février 2001 à Boulouris, débarquant près de neuf-cents réfugiés kurdes), mais qu’avec l’auteur on comprendra comme exemplification d’une événementialité courante au point de devenir habitude (dite : « phénomène » des « migrants » traversant ou périssant en Méditerranée, de la côte turque aux îles grecques, des rivages libyens à Lempeduza, de l’enclave de Cieutaz à Gibraltar9 ). On peut, comme Raspail, en faire un monde « inéluctable », indiscutable : « ils arrivent » peut-on hurler avec lui. On peut aussi s’interroger, contrairement à ce qu’affirme la chute du Camp des Saints : « ils arrivent », et alors ? Détruisent-ils notre monde, notre société, notre identité ? « Une vie à l’occidentale »10 , « les frontières de l’Occident »11 , où « je suis chez moi […] tout simplement »12. 167313 , est-il écrit sur la porte de chêne de ce qui sera l’ultime demeure : trois-cents ans d’histoire expliquent-ils, justifient-ils un chez soi, une frontière à l’autre, un mode de vie ? Que des descendants de Crillon et Romégas, capitaines de la bataille de Lépante14 , soient, sans savoir cette descendance ; qu’on la leur apprenne, qu’en ont-ils à faire, qu’en ont-ils à être ? Ce passé fait-il culture ? Fait-il identité ? Fait-il monde, société et identité individuelle ?

L’auteur ne répond pas. Il dresse l’identité de l’autre contre « notre identité », indéfinie hors la menace de celle de l’autre. Il sait pourquoi il ne répond pas : nous n’avons « plus » d’identité, ou plutôt : nous n’avons pas d’identité. C’est en quoi ce mauvais roman qu’est Le Camp des Saints est interpellant et reflet de notre actuel malaise : il affirme une identité qui n’existe pas, uniquement définie comme menacée par l’autre, à qui nous attribuons une identité. C’est l’erreur du récit ; mais il y a plus : il y a faute. Cette faute est notre croyance que l’autre ait une identité, le fait que nous lui on attribuions une, alors que d’identité, il n’en a pas plus que nous. Aucun individu, aucune société, aucun monde n’a identité et n’est vécu à l’aulne de l’identité.

Corps

La personne, le personnel, le personnage tendent pourtant à se construire en quelque–un. L’individu, projeté comme celui qui ne se divise plus, psychologiquement, socialement, constitutivement, se voit attribuer formes, qualités, tempérament, biographie. Mais n’est-ce pas là pure fiction ; telle que de nombreux textes l’énoncent ?15 Et si le dit et l’écrit se savent, en Polyphème, dans l’inflation des signifiants, duper à faire croire à un signifié ; qu’en est-il du vu et de l’image ? Que quiconque, quelqu’un, une personne, paraisse dans l’image paraît suffire à déclencher une tentation narrative.16 La posture, le geste, l’existence même de quelqu’un tendent à faire sens ; être même se veut porteur de sens. Montrer, dire que quelqu’un est, c’est montrer, dire : « il, elle est » et déjà ajouter : « il, elle, est là », attribuer un contexte de lieu et de temps ; et l’action de cet être dans le lieu, dans le temps – fut-elle nulle – devient récit. Il faudrait être sans être là17 ; il faudrait être sans être « il », sans sujet – comme on dit : « il pleut », « il neige » ; impersonnel. C’est l’innommable de Beckett18 , le neutre de Blanchot ; alors aurait-on un être sans narration, sans identité. Alors serait-on le plus proche de ce que nous sommes : sans identité, sans histoire qui construise une identité19 ; non identique, autre20 ; personne.

Qu’en plus la personne ne soit pas seule, mais avec autrui ; autre parmi les autres, deux ou plusieurs, c’est une action, un dialogue, une communication qui se signifient – ou plutôt sollicitent une signification. Comme si être avec, plus prégnant encore qu’être là, induisait un agir, du communicationnel21. Un geste, un regard, un souffle, une intonation suffisent, même si l’agir communicationnel n’est pas tourné vers l’extérieur, adressé à autrui – même et malgré. Est-ce parce que jamais cette personne n’est seule ? Dès qu’il y a quelqu’un pour la voir, l’entendre ; pour la dire, la montrer, aussi absent soit-il pour elle ; dès qu’il y a un observateur, un énonciateur, elle est « avec » lui ; aussi distant soit-il. Aussi « sans » soit-il, jamais n’est-il seul, voyant, entendant, montrant, disant cette personne. Voir, entendre : distinguer ; montrer : désigner ; le suivant découle déjà du premier. Entendre, c’est déjà se dire, avant même de dire l’entendu à quelqu’un. Voir, c’est déjà se montrer, avant même de montrer le vu à quelqu’un.

Il y a quelqu’un, il y a quelques-uns ; il, elle est seule ; ils, elles sont ensembles, séparés. Ce « il », « elle », qui s’énonce, s’énonce de quelque part, en un lieu, un moment, mais est-ce un sujet : ce lieu est-il moi ? Certes, je vois qu’il y a quelqu’un, je me dis qu’il y a quelqu’un, je le montre, je le dis22. C’est en moi que se sollicite une signification, une identité, celle de l’autre. Mais puis-je lui attribuer, en moi sujet, cette identité qu’il portera comme objet ? C’est alors moi qui le distinguerait et déjà le


désignerait. Ce qu’il était lui, intus - intérieur, à jamais inconnu de moi, sans même chercher à le connaître, je le biffe : je le dist|ingue, détaché de son ensemble ; je le dé|signe23 ; et lui a|signe ma signification, mon intus - intension. C’est en ce lieu, dans ce « je » qui dit « il » qu’inaperçue passe l’identité, et de l’autre et mienne. Et si c’est sur cette a|perception trans|passante, transparente qu’il fallait s’arrêter ? Epoché24 du moment où je dis je vois, alors ce qui est ressenti est un tremblement. Aussi ténu soit l’ébranlement, insignifiante la provocation, autrui m'interpelle, radicalement étranger. En ce lieu, de quelle voix y a-t-il narration ? Qui est ce « je » qui narre : moi ? En ce lieu, de quel voir y a-t-il image ? De chaque regardeur ? chacun ? tous ? personne ?25

Cette voix qui fait narration, un|dividuelle ou multi|dividuelle, est-ce moi ou vous ? Je – vous, est-elle nous ? La nôtre sans que nous soyons cette voix. Elle est, mais n’est pas notre identité ; nous ne nous retrouvons pas, vous ne vous retrouverez pas, je ne me retrouve pas dans cette voix. Elle est admise, comme hors de nous ; un fait, un prérequis, un postulat. Questionner cette voix, nous amener à en douter, qui est-elle ? et devant nous, fuit alors l’horizon narratif qui n’est possible que par le maintient d’un « je » énonciateur. Ce « je », le plus souvent distancié en un omniscient « il » qui conte au passé – compris comme ayant déjà vécu le récit qu’il dit, le connaissant de son exposition à sa résolution, et qui en maîtrise toutes les péripéties, agissant les êtres qui l’habitent comme marionnettes de son esprit – qui est-il ? Poser alors ce « je | il » qui dit, ce « je » qui voit, ce « je » qui montre, comme autre, radicalement inconnu – tel est l’épochè de la recherche.

Poser l’irruption de l’altérité comme supprimant le repère du sujet élocutif : c’est vers cette élision, questionnée de l’impersonnification symboliste (Mallarmé) au Nouveau roman (Margueritte Duras, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon), passant par la dé|situation surréaliste (Buñuel), l’existentialisme phénoménologique (Beckett, Blanchot, Camus, Husserl, Levinas, Sartre) que nous allons. Et du dire au montré, ce sont les films d’Antonioni (Blow Up), Bergman (Persona), Hitchcock (Rear Window), Resnay (L’Année dernière à Marienbad), Visconti (Mort à Venise), qui nous inquiètent. Il nous faudra réinterroger les conceptions contemporaines de la vision, de l’image d’autrui et de l’altérité narrative (Dan Graham, Bill Viola, Jeff Wall) ; son histoire picturale (Cy Twombly, Francis Bacon, Alberto Giacometti, Richard Estes, Hopper, Hammershøi, Vallotton, les Nabis, Seurat, Manet) et classique (les suspens idéalistes de Caspar David Friedrich, réalistes de Pieter de Hooch ou Samuel van Hoogstraten, suspens s’opposant à la linéarité narrative de Nicolas Poussin).

Christian Perret, Eux I. Louis Buñuel, L'Age d'or
Christian Perret, Colloque II. Samuel van Hoogstraten, Intérieur, Les Pantoufles. Edouard Manet, Le Balcon. Vilhelm Hammershøi, Les Grandes fenêtres

Edward Hopper, Night Window. Alfred Hitchcock, Rear Window. Dan Graham, Picture Window Piece. Christian Perret, Illa, solus ipse
Christian Perret, Embrumant I. Jeff Wall, Milk. Jeff Wall, The Storyteller
Christian Perret, Illic nihil. Alain Resnay, Alain Robbe-Grillet, L'Année dernière à Marienbad
Christian Perret, Illis fugit II. Georges Lacombe, La Mer jaune à Camaret. Georges Seurat, Trois jeunes femmes (étude pour un Dimanche à la Grande Jatte)

Christian Perret, Passant III. Nicolas Poussin, L'Ordre. Félix Valloton, La Neva - brume légère. Cy Twombly, Untitled (Treatise on the Veil)
Christian Perret, Embrumant IV. Bill Viola, The Raft

Télé|objectiver le sujet du regard, le sujet monstratif, la voix narrative : c’est peut-être en éloignant le « je » de lui-même, en le décorporisant, distancié en exil de lui-même, que la question pourra être posée. La capture image de l’autre sera télé|objective, le « je » capturant séparé de l’image capturée, par le viseur de l’appareil photographique, par les lentilles de focales de 200 ou 300 mm ; par l’image même de sa vue au travers ces instruments, si étrangère à la vue naturelle, que cette vue n’est plus sa vue. La parole sur l’image de l’autre sera également télé|objectivée, le « je » écrivant séparé de l’image capturée, par le temps de traitement, par l’écart temporel26 ; par l’appel que l’image provoque vers d’autres images, d’autres paroles ; interimages et hypertexes qui, par la culture, distancient tant le dire de son dire naturel, que sa parole n’est plus sa parole.

Décorporisé en voyeur ou conteur, l’artiste, photographe ou écrivain, est retiré en un monde, privé de toute appartenance au monde commun et au sien propre. En un lieu d’observation et d’énonciation qui n’est pas lui, il est l’autre, hors de soi et de la communication sociale ; exilé hors lui et hors la communauté. Il est l’autre, hors de la conscience à soi-même, exilé hors son appartenance27. Il faut alors utiliser et renverser le fait que l’artiste, ou le sociologue « ne saurait par la seule observation avoir un quelconque accès à la réalité symboliquement préstructurée […] [sans] appartenir déjà d’une certaine manière au monde vécu qu’il voudrait décrire. Pour les décrire, il devrait pouvoir les comprendre, et pour les comprendre devrait fondamentalement pouvoir participer à leur production ; et cette participation présuppose l’appartenance. »28 Ne point appartenir, ni au monde vécu, ni à soi ; décrire sans comprendre, sans participer, c’est être ainsi sans identité ; aussi rejeté dans l’altérité qu’autrui y est rejeté ; en exil, l’exil en partage, échoué sur une plage, fut-elle celle de Boulouris, le 17 février 2001, où le nom, la date, ne sont que mots, images mentales29 ; une plage sans lieu ni temps, à l’horizon si inconnu qu’elle puisse être sans horizon.

C’est de cet exil, d’où il ne peut plus rien prétendre, que l’artiste peut laisser autrui advenir, porteur de son image, de son récit, de sa vérité ; ouverture qui ébranle celui qui la reçoit : « La transpassibilité implique une ouverture, ab-solue de tout projet. Dans l’accueil de l’événement ouvrant à chaque fois un monde autre, l’être-là se transforme. Souvent quand éclate l’ancien monde, il y a un moment d’incertitude où l’être-là est suspendu à l’événement dans la béance. Mais l’être-là se transformant, la béance disparaît à travers elle-même dans la patence de l’ouvert […]. L’être-là s’expose à lui-même sous un autre horizon. Cet horizon n’est pas le côté tourné vers nous des choses. Il est l’horizon du hors d’attente, d’où tout arrive, et tel qu’à l’exister nous arrivons nous-mêmes. »30

Marges


Si des considérations pratiques et théoriques ont mis fin à mon activité d’atelier en 1997, m’éloignant de ce qui est communément compris comme étant le champ de l’activité plastique, ce fut au profit d’un engagement professionnel particulier. La création, avec son directeur, de l’école de multimédia et d’art de Fribourg, émaf SA, alliait capital et travail, fonction propriétaire et salariée. Œuvrer à l’élaboration des formations professionnelles de concepteur en multimédia et interactive media designer était ancrage dans le champ de la communication comprise comme pratique sociétale. Responsable pédagogique, construisant les enseignements et conduisant les miens, j’ai compris ces fonctions sous forme artistique, menée hors du champ institutionnel, social et culturel de l’art, ou de ce qui est compris comme art ; et en particulier hors des réseaux de l’art contemporain.

Prenant au mot les postulats de l’art engagé dans la réalité sociale, largement influencé par l’écho de Joseph Beuys, j’ai engagé cette création d’école et de métier sous le regard d’une équivalence entre art et capital, au prix d’une redéfinition des termes et des finalités qu’ils recouvrent. Le capital n’était plus compris comme accumulation du moyen d’échange argent, mais comme cumul formatif d’expérience. Son objectif n’étant plus alors financier mais humain : développer les personnes en formation, au travers les savoirs et savoirs faire, accompagner chacun dans la construction de son « savoir être », soit dans avec une conscience analytique et critique de soi, des mondes vécus, sociaux et communicationnels. L’art nétait plus production et exposition d’une œuvre ou d’un processus, plus publication d’une proposition ou d’une expérimentation, mais micro-structure communicationnelle, sociale et individuelle en la structure d’une école ouverte aux impératifs externes, qu’ils soient professionnels, écomiques ou institutionnels.

Créer école et formation m’a conduit a repositionner le statut de l’artiste, qui n’est plus en ce sens le créateur ou l’auteur, mais un agent, un collaborateur dont la fonction est de facilitateur. Si l’artiste peint, sculpte, dispose, écrit, c’est seul ou en un collectif qui dans sa clôture est seul ; seul face à une matière contre laquelle il lutte, lui donnant forme plastique, issue de sa volonté expressive, propositionnelle ou conceptuelle. L’artiste engagé dans la conduite pédagogique, sociale et individuelle n’est pas seul : il est avec. Face à lui n’est nulle matière mais des êtres actifs, possédant leurs propres volontés expressive, propositionnelle et conceptuelle, contre qui il ne peut lutter.

Un art plastique non matériel se constitue pourtant de ses actions, sous l’aspect de formationdes individus, d’une culture de métier, d’une société professionnelle et de structures d’apprentissage. Chaque être repart, porteur de l’œuvre et des processus, de ses propositions et expériences : insituable, l’œuvre réalisée est dans chacun. Si elle ne peut s’établir comme une lutte contre la matière, de laquelle se fixe une forme, l’œuvre se fait flux constitué d’écoute et réponse, d’actions et réactions, de positions et de discussions qui se fait entre l’artiste et les êtres, avec eux, avec autrui. Telle est devenue ma conviction de ce qu’est l’art : processus interactif.

La convocation de l’altérité, ou plutôt que malgré soi l’altérité se convoque, et nous convoque est au cœur de l’activité plastique et théorique, formellement reprise en 2015.

Elle a pris la forme de captures en photographie numérique de paysages ou d’êtres, où l’altérité semble surgir en question. Couplée à cette Autre interrogeant, une recherche textuelle m’a mené à envisager la phénoménologie en regard des acquis de l’Ecole de Francfort. Les questions soulevées font rebonds et échos dans la production visuelle et textuelle récente ; en particulier vis-à-vis des formes de la performance et du nouveau roman. Cet appel à autrui conduit mon activité artistique vers de nombreuses citations et discussions de citation.

De fait, l’interaction propre au média internet s’est à cette heure justifiée comme le moyen de diffusion de ce nouveau travail. L’utilisation d’hyperliens, bases du langage html, m’est l’occasion d’expérimenter ce dialogue distant avec autrui.

1. A lire Jean Raspail, Le Camp des Saints, Paris, Robert Laffon, 1973, rééd. 2011.


2. Etienne de la Boétie, De la servitude volontaire, ou Le contr’un, 1576.


3. Sur le sujet, précédant la nombreuse et éphémère littérature de circonstance qui a suivi l’élection présidentielle de Donald Trump et le Brexit, Ralph Keyes, The Post-Truth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary Life, New York, St. Martin's Press, 2004.


4. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 2014.


5. Emanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, Kluver livre de poche, 1996 ; voir aussi Hannah Arendt.


6. Voir Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, réédition Folio.


7. Emanuel Levinas, Entre Nous, Paris Grasset, 1993.


8. The Big Other justifie Le Camp des Saints sous le double angle du monde vécu et de la réception sociale présentée comme l’auteur comme non partisane. La réédition et les discussions dans la sphère médiatique, communiquées et portées par un réseau d’intellectuels inquiets de l’identité, frisant avec le national-populisme, tendent à montrer que cette réception n’est pas neutre.


9. L’accueil de ces « migrants » questionne le concept d’hôte, vocable qui recouvre trois définitions courantes superposées de manière contradictoire ; Dictionnaire CNRTL, Trésor de la langue française, Centre national des ressources textuelles et lexicales :

1. Personne qui reçoit quelqu’un dans sa demeure, qui offre l’hospitalité.
2. Personne qui est accueillie chez quelqu’un, qui reçoit l’hospitalité.
3. Être vivant dont l’organisme héberge et entretient un agent infectieux ou parasite.

Cette ambiguïté est issue du latin classique : hospes,-itis « celui qui offre l’hospitalité ; celui qui la reçoit ». A partir de 1150, ce double usage est attesté dans les écrits français : oste « celui qui donne l’hospitalité » (Benedeit) ; oste « celui qui reçoit l’hospitalité » (G. d’Angleterre). L’usage du terme passe en langue des sciences naturelles depuis Garcin, Guide vétérinaire, 1944, complété par l’acception de Levadoux, dans son traité sur la vigne de 1961 : « toute attaque est d’abord précédée d’une période de coexistence assez longue entre le parasite et son hôte » ; l’hôte (2) devenant le parasite de l’hôte (1) qui avait accepté une coexistence.

La difficulté de saisir le sens, la direction active ou passive, de ce mot, appartenant au champ lexical de l’accueil, accordé ou demandé, témoigne de notre difficulté à nommer les phénomènes de migration : migrants, immigration, exilés, réfugiés, demandeurs d’asile ; de notre difficulté à les caractériser par des attributs économiques ou politiques ; menacés, dit-on, selon des critères de droits humains, ou à cause de parcours individuels ; tantôt victimes ou coupables, de guerre, de guerre civile, de désobéissance civile, de désertion, de génocide militaire, paramilitaire, terroriste, policier, factieux, économique, climatologique.

Si nous pouvons ou devons accueillir ces migrants, nous ne savons ni ce que recouvre cet accueil, ni pourquoi nous le devrions, ni à qui devrait bénéficier ce dû. Les limites de ce devoir ou de nos capacités, dont nous ne savons si elles sont qualitatives ou quantitatives, échappent à toute définition. Nous savons encore moins comment accueillir, s’il convient d’intégrer ou d’isoler, de normer ou de spécifier, de protéger ou défendre. Au point que de l’hôte à l’hôte, ce à qui doit être attribué comme défense ou protection n’est plus défini.

Si nous devons les refuser, nous ne savons vers qui les renvoyer, à qui les réattribuer, ni pourquoi nous le devrions, ni au nom de quoi ce refus se doit. Est-ce le principe, le nombre, l’origine, la raison ? Aucune définition ne vient expliciter le refus. Il en va jusqu’à la question de l’identité, que ne risquerions de perdre, noyée sous une vague migratoire, porteuse d’une identité – parfois heureusement au pluriel – qui ne saurait être nôtre. La ou lesquelles, en quoi, quelle est d’ailleurs notre identité, puisque procédant de ce discours nous nous en attribuons une, rien n’est clarifié et partagé. Définir ce que veux dire être d’ici, romand, suisse, européen, occidental, gréco-latin et judéo-chrétien, notre culture, voici tâche qui nous laisse bien en peine.

De l’hôte (1) à l’hôte (2) le seul partage semble être celui de la peur et de l’incompréhension. L’éthique religieuse, philosophique, humaniste ne trouve plus de sens rattaché à un monde vécu, à la fois individuel et sociétal . L’altérité, la différence, la similitude ne peuvent plus être pensées ni explicitées hors de vagues ressentis, sans aucune accroche au réel. Autrui comme nous-mêmes échappons à notre compréhension, renforçant de part et d’autre sentiments d’exclusion et d’invasion ; seule la crainte, diffuse mais désormais commune, est en partage. Les hôtes sont devenus otages.

L’agir communicationnel m’apparaît comme rare moyen de réattribuer du sens : pour nous-mêmes, envers l’autre, entre nous et eux, eux et nous, pour l’autre et envers nous. Ce ne sont pas les structures d’accueil qui, fonctionnellement, peuvent pourvoir signification, compréhension, mais l’agir et la communication dans et hors ces structures.


10. Le Camp des Saints, op. cit. , p. 364.


11. Idem, p. 347 ; frontières réduites aux terrains de la renaissante maison du professeur Calguès.


12. Idem, p. 336.


13. Idem, p. 16.


14. Idem, p. 353 ; en 1571.


15. Voir en particulier les écrits de Samuel Beckett, Maurice Blanchot ou Alain Robbe-Grillet.


16. Hors le genre spécifique du portrait qui dénote la seule présence, toute autre représentation humaine connoterait ainsi l’advenir d’un récit.


17. Rejoindre alors « cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir de l’extérieur les limites, en énoncer la fin, en faire scintiller la dispersion et n’en recueillir que l’invisible absence » ; Michel Foucault, « La Pensée du dehors », in : Dits et Ecrits 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. 1, p. 521.


18. Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953.


19. « Si les expérimentations de l’avant-garde littéraire se rejoignaient toutes pour démontrer sur un plan esthétique l’implication des sujets dans un phénomène qui contaminait leur horizon de sens habituel, alors l’envers de la teneur d’une telle expérience […] se trouve être le centre névralgique du modèle théorique [et identitaire] de la culture dominante », Axel Honneth, Critique du pouvoir, Paris, La Découverte, 2016, p.138.


20. Autre, au sens du « Je est un autre » rimbaldien repensé par Foucault : « Il ne faut pas concevoir le sujet de l’énoncé comme identique à l’auteur de la formulation. Ni substantiellement ni fonctionnellement. Il n’est pas en effet cause, origine ou point de départ de ce phénomène qu’est l’articulation écrite ou orale [voire visuelle] d’une phrase [ou d’une image] ; il n’est point […] cette visée significative […]. Il est une place déterminée et vide […], [interchangeable]. Décrire une formulation en tant qu’énoncé […] consiste […] à déterminer quelle est la position que peut et doit occuper tout individu pour en être le sujet. », Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 125-126.


21. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987. Reste que l’irénisme de sa conception d’une communication où je suis transparent à moi-même, aux autres – et les autres à moi – est une situation idéalisée impossible en réalité.


22. Voir l’analyse du discours indirect chez Maurice Blanchot, effectuée par Daniel Wilhem, La voix narrative, Paris, 10/18, 1974.


23. Sur la désignation, la privation de signe et l’attribution de signe, voir les séminaires de Jacques Lacan.


24. Il s’agirait alors de reconduire l’épochè (suspens du monde) husserlienne, en la recentrant sur l’ego lui-même : produire une épochè de l’ego, un suspens de l’identité – ce en quoi, entre Worm et Mahood, le je | il impersonnalisable de Beckett, L’Innomable, op. cit. , est le creux dans lequel nous nous abîmons.


25. Voir Luigi Pirandello, Un, personne et cent mille, Paris, Gallimard, 1930.


26. Il y a, entre l’instant de capture visuelle et le temps de traitement et le moment d’édition de l’image, l’écoulement d’une durée d’une à cinq années. Cette distance est volontaire, télé|temporelle.


27. Cette position a quelque proximité avec celle inaugurée par Foucault dans Les Mots et les choses et qu’il rappelle ainsi : « Je cherche en effet à me situer à l’extérieur de la culture à laquelle nous appartenons […]. Par l’analyse des conditions mêmes de notre rationalité, je mets en question notre langage, mon langage, dont j’analyse le mode sur lequel il a pu surgir ». Michel Foucault, « Qui êtes-vous professeur Foucault », in : Dits et écrits 1954-1988, op. cit. , p. 605.


28. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, op. cit. , vol. 1, p. 124.


29. Selon la fulgurante intuition de Marcel Proust, « Noms de pays : le nom », « Noms de pays : le pays », in : A la Recherche du temps perdu ; vol. 1 : Du côté de chez Swann, Paris, réédition Gallimard Folio, 1987, pp. 376 sqq. ; vol 2 : A l’ombre des jeunes filles en fleur, Paris, réédition Gallimard Folio, 1987, pp. 211 sqq. ; intuition retravaillée par Maurice Blanchot et traversant tous ses écrits.


30. Henri Maldiney, « De la transpassibilité », in : Penser l’homme et la folie, Paris, Million, 2007, p. 308.

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Christian Perret 2018